Il existe peu de livres dont on peut dire qu’ils ont bousculé véritablement notre vision du monde, nous ont élevés et, en même temps, passionnés. « Vivre en couple. Plaidoyer pour une stratégie du pire » de Mony Elkaïm en est un. Psychiatre et psychothérapeute décédé en 2020, Mony Elkaïm fut pionnier dans le domaine des thérapies systémiques et familiales.
La « construction du monde » et le « programme officiel »
Chaque individu possède d’une part sa « construction du monde » et d’autre part son « programme officiel ».
Nous le savons, l’enfance laisse des traces en nous qui peuvent ressurgir durant notre vie de couple. Au cours de notre enfance, et de façon répétitive, va se mettre en place une sorte de conviction profonde qui s’établit au fur et à mesure — par exemple « On ne m’écoute pas » ou « Je ne peux compter sur personne ».
Cette conviction profonde va être la conséquence de notre interprétation de certains événements. C’est ce que l’on appelle la « construction du monde ». C’est l’ensemble des systèmes de représentation d’une personne qui agit comme le prisme au travers duquel elle va voir le monde et, par conséquent, l’interpréter.
Par exemple, si j’ai une construction du monde où toutes les personnes de 1,80 m sont méchantes, à chaque fois que je vais croiser une personne faisant cette taille-là, je vais interpréter son comportement comme hostile.
La construction du monde vient agir comme un filtre sur ma réalité. Pour revenir à nos exemples, cela ne veut pas dire que l’on n’a pas été écouté·e, que l’on n’a pas été aimé·e ou que l’on ne peut effectivement compter sur personne ; mais c’est l’impression que l’on se fait.
Plus tard, la personne sera divisée par un double discours :
- D’une part, « Je veux que l’on m’écoute » : c’est le programme officiel, c’est-à-dire la demande explicite que je vais faire à l’autre ;
- D’autre part, « Je n’arrive pas à croire que l’on peut m’écouter » : c’est la construction du monde — « Je veux compter sur quelqu’un MAIS je n’arrive pas à croire que je peux compter sur quelqu’un ».
Face à cette ambivalence, l’individu est à la fois geôlier et prisonnier. Il dénonce un système qu’il entretient malgré lui.
La double contrainte
Il s’agit du concept de double contrainte (« double bind ») expliqué par Mony Elkaïm, qui se présente de la façon suivante :
- Il doit s’agir d’une relation affective significative (parent/enfant, couple, amis).
- Il y a la délivrance d’un message qui se contredit. Il peut y avoir une dissonance entre le message envoyé et la façon dont il est envoyé (le fond et la forme). En clair, en voulant envoyer un message, on en envoie deux, potentiellement contradictoires.
- La personne qui reçoit le message est dans l’incapacité de définir à quelle partie du message elle doit répondre.
Et là, il ne s’agit que d’une personne… Imaginez maintenant ce système, mais avec deux individus : c’est ce que l’on appelle la double contrainte réciproque. Les deux personnes prises dans la relation émettent des messages contradictoires.
Par exemple, en thérapie de couple, un des membres peut avoir une demande explicite : « Aime-moi » (son programme officiel est réellement « Aime-moi »).
Toutefois, cette personne ayant été abandonnée dans son enfance, elle développe une construction du monde dans laquelle elle s’imagine qu’elle va être abandonnée. Elle envoie donc un autre message qui semble être « Ne m’aime pas ». Ce deuxième message est une façon de renforcer sa construction du monde, mais surtout de se protéger de l’abandon qu’elle imagine comme inévitable.
Si l’on devait résumer cette tension dans une seule phrase, ce serait « Si tu m’aimes, ne m’aime pas ». La réponse de l’autre membre du couple ne pourra être que paradoxale, car il ne pourra pas répondre aux deux injonctions en même temps…
Ce que nous dit Mony Elkaïm, et ce qui complexifie la chose, c’est que le mécanisme mis en place chez un individu vient quelquefois répondre à quelque chose chez le partenaire.
En parallèle, chez l’autre membre du couple, vont cohabiter aussi un programme officiel (une demande explicite) et une construction du monde.
Mais bien sûr, rare est l’éventualité que les deux membres du couple aient vécu les mêmes traumatismes… Dès lors, leurs programmes officiels viennent en contradiction avec leurs constructions du monde.
Apprendre à désamorcer les disputes
Cela nous permet de comprendre pourquoi, parfois, une simple dispute prend des proportions considérables. C’est un système de poupée russe : en voulant répondre à l’autre, on ne fait qu’ouvrir une autre brèche, et ainsi de suite.
Il faut garder à l’esprit que la circonstance qui est à l’origine du reproche n’en est pas forcément la cause réelle : elle déclenche seulement l’amplification d’un élément qui ne s’était pas encore manifesté jusque-là.
Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi certains défauts de vos amis n’irritent pas leur partenaire ? Comment certaines personnes peuvent tolérer, par exemple, cette façon qu’a leur partenaire de leur couper systématiquement la parole, alors que pour vous, ce serait insupportable ? Vous avez désormais la réponse.
Néanmoins, comme l’écrit Mony Elkaïm dans son livre : « Notre passé ne nous dicte pas notre présent, il nous sensibilise mais ne nous condamne pas. »
La solution ? Prendre conscience et refuser ce jeu dans lequel l’autre souhaite vous emmener. Et surtout, l’aider à en sortir aussi !
Pour le citer, de nouveau : « Si je prends conscience du lien entre le reproche qui m’est adressé et le passé de mon/ma partenaire, je peux ouvrir d’autres devenirs. Je peux refuser d’entrer dans l’invitation de mon/ma partenaire quand il/elle reproduit avec moi un épisode répétitif de son histoire. »
Le pouvoir, c’est le savoir — et comprendre ce qui se joue dans une dispute, c’est posséder les clés pour apprendre à la désamorcer.
Bibliographie :
« Vivre en couple. Plaidoyer pour une stratégie du pire » . Mony Elkaïm, Seuil, Paris, 2017
Margaux Terrou, sexologue clinicienne