L’idée du sacrifice dans la parentalité, bien que mis en valeur socialement, est votre ennemi juré. Non seulement vous vous tirez une balle dans le pied en vous abîmant physiquement, psychiquement et émotionnellement, mais vous ne faites pas nécessairement de bien à votre enfant sur le long terme.
On peut comparer la parentalité à une course longue durée. Lorsque l’on entame ce type d’exercice, on se ménage, on conserve son énergie, on ne la dilapide pas dès les premières foulées. Se sacrifier, s’oublier, négliger ses propres besoins, c’est gâcher ses forces vives, qui en fin de compte ne seront redirigées ni vers vous, ni vers votre enfant.
Précisons également que dans une société équitable, il s’agirait d’une course de relais. Les mères portent encore aujourd’hui la plus grande part des tâches parentales, surtout dans les premiers mois (voire années) de l’enfant. Passer le témoin de ce travail – car oui, c’est un travail – est synonyme d’une meilleure santé mentale et physique pour les parents et, par ricochet, pour les enfants.
Se libérer de la culpabilité parentale
La parentalité évolue : elle n’a pas toujours été l’espace de (sur)investissement qu’elle est aujourd’hui. Cela vaut principalement pour les mères, pour qui les attentes sociales sont très hautes en matière de parentalité. Il faudrait être présente tout le temps auprès de son enfant, le stimuler constamment, cuisiner sain et maison, l’accompagner et le guider à chaque seconde sur le chemin de ses émotions contradictoires… C’est ce que l’on appelle parfois « parentalité intensive ». Dans ce cadre très rigide, il n’est pas étonnant de voir des parents sombrer dans la mésestime de soi, le sentiment de défaillance, le burn-out ou même la dépression.
Quand les attentes sociales sont si hautes, et qu’irrémédiablement, nous ne sommes jamais tout à fait à la hauteur, la culpabilité est inévitable. Ce qui peut pousser les parents dans un cercle vicieux : « Je veux mieux faire, donc je ne vais plus prendre en compte mes besoins pour ne me consacrer qu’à mon enfant ».
Estelle* a constamment le sentiment de s’oublier :
« Je me suis toujours sentie obligée de faire le maximum pour mes enfants. Je me suis beaucoup investie dans ma maternité, j’avais l’impression que mes enfants justifiaient mon droit à l’existence. Avant même d’être enceinte de mon premier, j’étais intéressée par l’école à la maison. J’ai donc enseigné à mes enfants, j’étais 24 h sur 24 avec eux. C’est enthousiasmant, mais super épuisant. J’ai arrêté et la culpabilité est omniprésente. »
La parentalité semble nous piéger dans tous les cas. Soit nous sommes dans le sacrifice et en souffrons, soit nous essayons de nous en extraire, mais nous n’y arrivons jamais tout à fait et les batailles gagnées se payent en culpabilité.
« Ne pas m’oublier dans la parentalité est un combat de tous les instants, me confie Sarah*. Quand je fais des choses pour moi, je culpabilise. Je me dis que ce temps que je prends pour moi, j’aurais pu le donner à mon enfant. Et je lutte tous les jours contre ces pensées. »
Anna*, 35 ans, deux enfants de 3 et 5 ans, se débat avec ces mêmes problématiques de culpabilité. Elle a pris la décision de mettre ses enfants au centre aéré le mercredi et s’en veut parce qu’elle est professeure, ne travaille pas le mercredi et pourrait donc théoriquement garder ses enfants. Elle a d’ailleurs été confrontée à cette réflexion : « Vous pourriez vous en occuper, vous ne travaillez pas le mercredi. » D’abord, cela ne concerne personne d’autre qu’elle. Ensuite, prendre du temps pour soi, pour ses besoins, son plaisir, son travail ou quoi que ce soit d’autre en dehors de ses enfants n’est pas illégitime – c’est même crucial pour la santé mentale.
Ne pas faire passer ses propres besoins après ceux de son enfant
Pour en revenir au modèle de la parentalité intensive, il est évident que s’intéresser aux besoins émotionnels de ses enfants est une excellente chose : ne plus imposer constamment comme par le passé, mais tenter de mieux comprendre ce qu’ils ressentent pour les accompagner dans la bienveillance.
Pour autant, les difficultés arrivent lorsque répondre aux besoins de ses enfants dépasse le respect de ses propres limites. Dans ce cas de figure, la bienveillance et l’attention ne se portent plus que sur les enfants – or, ce sont des principes qu’il faut aussi s’appliquer à soi. L’équilibre n’est pas simple : où s’arrêtent les besoins de mon enfant et où commence la préservation de ma personne ? C’est une réflexion de tous les instants et elle nécessite de s’écouter véritablement.
Quoi qu’il en soit, il faut impérativement sortir de la dualité « c’est l’enfant ou moi » : ce que je me donne, je ne le retire pas à mon enfant. Le temps de qualité que l’on s’octroie, même ce qui peut paraître futile, est un temps qui nous permet de nous préserver, de nous apaiser, de respirer entre des temps de parentalité exigeants.
« La première année de ma fille, j’étais avec elle. J’ai pris un congé parental d’un an. Je déteste le mot congé car ce ne sont vraiment pas des vacances… La seconde année, je l’ai mise à la crèche même si je ne travaillais pas à plein temps. C’était crucial car je me remettais de ce long tête-à-tête avec ma fille qui m’avait épuisée. Je me suis reconstruite », se rappelle Marie*.
Respecter ses limites pour donner l’exemple
Iris*, mariée, deux enfants de 10 et 3 ans raconte s’être totalement mise de côté en tant que personne au profit de son identité maternelle :
« J’ai l’impression que depuis que je suis devenue mère, non seulement je ne suis plus la même personne – ce qui est normal, c’est une expérience qui nous révolutionne et nous renverse de l’intérieur – mais également que j’ai oublié la personne que j’étais. Comme s’il manquait des pièces. Je ne sais plus vraiment qui je suis et ce dont j’ai besoin ».
En effet, ne plus être connecté·e à ses émotions, à ses besoins, c’est aussi se détacher de son identité. C’est se perdre et c’est vertigineux. Elle poursuit :
« J’ai l’impression que cela me demande un effort énorme de passer du rôle de mère à celui de sœur, fille, amie, etc. Comme s’il fallait constamment changer de vitesse. Et cela m’empêche de m’épanouir et d’être véritablement heureuse. »
En réalité, penser à soi et à son bonheur n’est pas égoïste : c’est humain, et au-delà du bien que vous vous ferez, vous en ferez aussi à vos enfants. S’épanouir en dehors de la parentalité, c’est aussi montrer des possibles à ses enfants. C’est leur montrer la voie de la construction individuelle, leur faire passer l’avertissement de ne jamais se perdre dans des rôles sociaux sacrificiels. Quel message est envoyé à un enfant s’il observe ses parents s’oublier, ne pas prendre soin d’eux, ne pas respecter leurs propres limites ? Comment un enfant se construit et apprend à poser les siennes lorsque ses modèles ne les respectent pas eux-mêmes ?
Nos enfants font ce qu’ils voient, pas ce qui leur est dit. Leur répéter « Vous pouvez tout faire sans limite, être qui vous voulez » aura beaucoup moins de poids que de vous voir faire et être librement.
À ce sujet, Aurélie* raconte :
« J’ai envie d’être épanouie car j’ai envie que mes filles le soient, et je pense qu’on est de fait leur premier modèle. Si on ne fait rien d’autre, elles penseront qu’on ne peut rien faire d’autre. Et je veux qu’elles sachent qu’elles peuvent tout faire, sans limite. »
*Les prénoms ont été modifiés.
Illana Weizman, essayiste, journaliste et militante féministe